Depuis le 11 octobre 2015, c’est Ă dire depuis un an et un jour aujourd’hui, je tiens le journal de ma rĂ©sidence en Essonne, qui est publiĂ© sur le site littĂ©raire remue.net. Voici le dernier article en date.
Il y a Ă©galement d’autres catĂ©gories d’articles, en lien avec le double sujet de cette rĂ©sidence : la mĂ©moire des carriers, mon projet d’Ă©criture Presqu’Ă®l-e et les lectures-rencontres organisĂ©es.
Le journal, les articles sont Ă retrouver sur la page si joliment intitulĂ©e Pauline Sauveur au conseil dĂ©partemental de l’Essonne.
22 juin 2016
Dans la grande médiathèque.
Des papiers de toutes les couleurs des stylos des participantes qui arrivent.
Des femmes et deux filles.

Lecture Ă©criture contraintes et bonbons mots. Les histoires naissent et chaque fois m’Ă©tonnent, de leur singularitĂ©. Partir. Il s’agit bien de ça. Ce qui ce passe c’est qu’on part chacune pour un lieu unique et qu’on y invite les autres en leur lisant notre Ă©vasion.
Entendre rire parce qu’un mot piochĂ© vient parfaitement Ă point nommer ce dont l’une avait besoin ou soupirer au contraire mais le sourire aux lèvres parce que cet autre mot cette fois va donner Ă retordre le fil de l’histoire.
Du temps après l’atelier que justement je savoure, celui du premier jour et de la soirĂ©e libre, alors du temps pour discuter avec elles.
23 juin 2016
Le gps ne peut pas deviner que les chemins forestiers se barriĂ©risent. Je ne peux pas deviner que la route grise qu’il indique est un chemin fermĂ©.
Le bibliobus est lĂ qui m’enchante. Il est lĂ il fait chaud la forĂªt dĂ©borde de moustiques pas loin du chemin qui bifurque vers le Cyclop et qui s’enfonce dans les bois. Un cafĂ© sous les arbres un programme de classes inscrites de groupes qui se succĂ©deront. 10 minutes. Je dĂ©cide de lire et stopper Ă la sonnerie du chronomètre. C’est un extrait de temps dans un extrait de bibliothèque. Suite au prochain groupe vous aurez Ă vous raconter les commencements et les dĂ©nouements entre vous.

Savourer est le verbe que j’ai dans la bouche et Ă l’arrière des yeux.
Dans quelques minutes ils seront lĂ on les distingue au bout de la route arrivant du bus garĂ© loin. Dans moins de minutes encore j’aurai ce coup de fil qui me cueille et me bouleverse, j’aurai cette tristesse fulgurante et la voix qui dĂ©raille parce que pleurer n’est pas très Ă©lĂ©gant surtout avec une main sur l’Ă©paule en rĂ©confort c’est pour moi toujours le dĂ©rapage de l’effondrement soudain. J’en suis dĂ©solĂ©e, oui cinq minutes de plus, oui une bouteille d’eau, oui ils arrivent, ils sont Ă 5 m, oui ils sont lĂ et maintenant ils attendent.
Oui je respire.
On commence.
Oui ça sera bien.
Ils Ă©coutent se demandent ils rient ou acquiescent ils sortent c’est dĂ©jĂ terminĂ© j’ai rien compris j’entends sur la dernière marche de l’escalier qui descend du bus. C’est normal c’est des extraits des textes courts Ă©tranges pour se demander et discuter les choses.
Je suis dans ce bibliobus parce que je l’ai demandĂ©, parce qu’on me l’a accordĂ©, en forĂªt. Alors, lĂ , Ă l’instant, c’est le cas.
Anne-Sarah Kertudo, il y a un an m’a fait cadeau de cette question simple et importante, du genre Ă se poser rĂ©gulièrement : c’Ă©tait quand, c’était quoi, ta dernière première fois ?
LĂ c’est le cas.
La naĂ¯vetĂ©. Ou l’entĂªtement Ă croire chaque fois que j’aurai le temps, large, souple sur mes pattes arrière. Pour savourer. Alors que ça ne peut Ăªtre le cas qu’une fois sur deux : la largesse du temps que je prends coĂ»te la marge du temps d’après. Courir est l’autre verbe.
Mathieu Simonet arrive. J’arrive. On s’installe Ă la table dans le restaurant. Il lira Le baiser d’Orlando, son texte qui redit l’essentiel avec justesse et douceur, sur l’homophobie, qu’il a publiĂ© en ligne, qui a Ă©tĂ© publiĂ© Ă©galement sur le site du Nouvel Obs, et qui rĂ©colte l’appui le soutien, mais aussi des vagues successives immondes, l’effrayante bĂªtise haineuse.
Je lui ai proposĂ© de le lire en introduction, ce texte qui redit l’essentiel, pour partager ce regard des autres et de nous-mĂªmes sur les autres et soi-mĂªme.
Je lis des extraits de Presqu’Ă®l-e.
On prĂ©sente les rencontres l’Ă©criture. Ses dispositifs de biographie collective et participative. Mon approche du portrait. L’amitiĂ© qui chacun nous lie Ă Anne-Sarah qui n’a pas pu venir, lui depuis trente ans moi depuis deux.
LĂ aussi c’est le cas. C’est la première fois que je lis avec Mathieu.
24 juin 2016
C’est la première fois, c’est jamais comme ça, je vous assure !
Ils se marrent : on fera avec.
J’ai dĂ©crit la carrière en fonctionnement comme Ă©tonnamment silencieuse, avec seuls les coups de massette sur les pointes de fer qui attaquent la pierre et le bruit des oiseaux et ce calme de forĂªt.

Aujourd’hui il y a le groupe Ă©lectrogène, le compresseur, le burineur perforateur, la disqueuse. Aujourd’hui la mĂ©canique et les moteurs occupent l’espace sonore.
La forge est allumée.
Sous un abri deux hommes taillent des couronnements de murs Ă©normes et lourds. Il y a celui qui dĂ©grossit qui manie la disqueuse qui fabrique des nuages de poussière et l’autre qui taille Ă la main Ă cĂ´tĂ© avec le mĂªme masque sur le visage, celui des peintres en bĂ¢timent et des poseurs de placo.
Deux autres hommes taillent des pavĂ©s sous un autre abri. Ils sont devant une table creuse posĂ©e sur des palettes, elle est pleine de sable pour caler le pavĂ© qui valse d’une face l’autre dans leurs mains, qui se prĂ©cise qui apparaĂ®t et qui saute vers le tas plus loin d’un bond souple.
Le forgeron forge au rythme des coups directs et du coup de rebond. Il a aussi un coup qui lisse, plus doux, qui remonte l’outil et finit les quatre facettes de la pointe.

Il y a enfin celui qui manie le burin à air comprimé, on dirait un marteau-piqueur en plus petit. Il lutte avec la machine pour former trois points sur le bloc, il empoigne directement à la main la pointe du burin qui percute la pierre. Puis il trace la ligne et en quelques coups de masse enfonce les trois coins de métal. La pierre se fend. On le devine, juste le coup d’avant. Le chant du coin qui renseigne dira le patron.
Chaque fois l’intelligence du geste, des gestes.
Pour chacun ils traduisent la force qu’il faut continuellement nĂ©cessaire pour et contre le grès. Pour chacun il y a le rythme l’application. L’acharnement n’est pas le mot puisqu’ils gagnent et recommencent. Ils persistent continuent enchaĂ®nent poursuivent ils tracent et savent. Il n’y a pas un objectif unique qu’il faudrait arracher par acharnement, de la nature ou de la pierre : il y a un boulot Ă faire et ils savent, le mener l’atteindre, le reprendre chaque jour.
Il y a ce calme, leur calme, dans le bruit des moteurs et des compresseurs Ă air.
Marjolaine filme Ă chaque poste, Bertrand prend le son et je photographie ou observe.
Puis.
Je sors ma chaise.
C’est la première fois dans la carrière. Parce que m’asseoir est Ă©trange, l’idĂ©e est Ă©trange. Parce que cette action me semble un luxe dans ce lieu de travail. Pourtant je travaille, on travaille tous les trois. C’est pourquoi je prends le pied de l’appareil photo et la chaise. Je fais ce que je me suis fixĂ©e pour approcher les lieux, sous l’Å“il de mon appareil rĂ©glĂ© sur 12 poses, une toutes les 7 secondes, sous l’Å“il de la camĂ©ra et celui du micro.

Un second atelier d’Ă©criture Ă la FertĂ©-Alais. Des adultes uniquement, certains certaines, venus Ă la lecture l’avant-veille.
Extrait de mon journal de rĂ©sidence, pour partager ce qui se joue entre une rencontre et l’autre, les questions aussi, qui arrivent en silence. Et les tĂ©moignages des descendants de carriers.

Le nom des villages, des lieux dits, le nom des familles, ils en connaissent, en retrouvent.
Chacun pioche un court extrait. Ma contrainte : mettre quelque chose de ce témoignage en lien avec ce qu’ils écrivent, comme ils veulent, directement ou de loin, pour une association d’idée qui leur appartient, qu’ils décident de ce lien.
Découvrir comme ce décor imposé si contraignant de la carrière en point de départ, devient une porte, un champ, qui se dégage, qui s’ouvre, un espace à part entière, pour chaque histoire. Qui participe au territoire de l’histoire.
13 juillet 2016
Un impératif, une date : le 25 juillet est la limite pour confirmer tous les artistes invités pour la restitution.
15 juillet
Un attentat, hier. Le massacre Ă Nice.
Crime de masse.
Et ces questions, se dire mais comment réagir, quelle réaction, que faire, à quoi ça sert, comment avancer, comment respirer, comment infléchir le cours, agir. Comment agir ?
Comment concevoir deux attentats dans ce laps de temps de rien qu’est cette résidence, un projet, du travail, comment voir que c’est aussi des étapes noires qui s’ancrent dans le temps et l’histoire.
Et comment rĂ©pondre Ă cette question silencieuse et effrayante parce qu’elle laisse pressentir une rĂ©ponse pleine de dĂ©sespoir. Est-ce qu’on finit, terrible, Ă peine, par lassitude, par dĂ©sarroi, parce qu’une fois que l’horreur ne touche pas les siens, bien sĂ»r cet Ă©goĂ¯sme absolu, par… s’habituer ?
« L’important, ce n’est pas ce que je ressens, mais ce que je souhaite, ce que j’espère. J’espère que vous n’aurez jamais mon expérience, mon habitude. »
Ma rage est ingouvernable
Robert McLiam Wilson – Ă©crivain
16 juillet 2016
Seule réponse possible.
Construire.
Soi-mĂªme s’armer, s’atteler Ă construire ?
Lu « construire en habitants » de Patrick Bouchain et Exyzt.
Il y a dans ce livre les idées qu’il a expérimentées à l’occasion de l’expérience Métacités / Métavilla (Mets-ta-vie-la) pour la biennale d’architecture de Venise en 2010.
Habiter est cette condition particulière et première.
C’est l’idĂ©e qui est posĂ©e comme condition prĂ©alable Ă leur projet : Ăªtre lĂ , habiter sur place, lors de la biennale.
C’est aussi ce qui est en jeu, ce qui est l’essence mĂªme de l’installation :
Installer quelque chose / S’installer quelque part.
Faire une installation / Expérimenter dans le réel, une idée un postulat.
L’installation, comme le fait d’habiter quelque part, collectivement, individuellement, c’est instaurer un (notre) dialogue avec le rĂ©el, passer de la thĂ©orie Ă la pratique.
J’ai vu ça Ă l’Å“uvre lors de ma proposition des Permutations avec les Ă©lèves Ă Chaumont.
J’ai pu voir, en direct, leur propre et unique interaction avec le jardin en utilisant les objets de l’Ă©cole. J’ai Ă©tĂ© heureuse d’observer leur pensĂ©e et leur geste, leur libertĂ© en train de se faire, en train de prendre corps devant mes yeux et mon appareil photo sous la pluie.
Par exemple quand une élève choisit de mettre tous les stylos bic sur le banc en pierre.
Le dĂ©sordre organisĂ©, les Ă©quidistances sans rĂ©pĂ©titions, cette sorte d’organisation très juste d’une rĂ©partition sans dĂ©finition prĂ©alable. Et le vif sentiment de la libertĂ© de le faire parce qu’on veut le faire, sans aucune autre justification, sans commentaire.
Habiter/installer.
On s’installe on se pose on occupe l’espace.
Habiter, c’est venir avec nos besoins universels et personnels, les mettre en Å“uvre, faire et Ăªtre. Habiter lĂ , c’est Ăªtre lĂ pour de vrai, puisqu’on mange on boit on dort on va aux toilettes, on aime, on dĂ©sire.
Patrick Bouchain dit la troisième activitĂ© c’est aimer. Il rĂ©sume : manger dormir et aimer.
Dans les règles du loup la troisième c’est rĂ´der entre-temps. Aimer vient juste après.
RĂ´der est un verbe qui nous lie au territoire, on rĂ´de toujours quelque part et on rĂ´de au hasard. C’est Ă la fois le cheminement et l’action du corps, c’est aussi le regard la rĂ©flexion et la pensĂ©e l’imagination. Quand on rĂ´de on est libre de sa pensĂ©e de son cerveau. Le cerveau libre et le corps en mouvement sans objectifs prĂ©dĂ©finis. RĂ´der n’est pas normĂ©, l’observation est unique et personnelle. Le rĂ´deur, la rĂ´deuse, celle ou celui qui marche galope s’arrĂªte, est libre. Personne ne vient de dĂ©crĂ©ter passez ici asseyez-vous lĂ regarder ça.
L’imprévu est possible, la respiration est possible.

Accueillir ensuite.
Leur idée de la Métavilla était d’accueillir.
Permettre Ă l’autre d’accomplir ses besoins, puisqu’on les a organisĂ©s pour soi. Et voir surgir : les possibilitĂ©s. Voir comme l’accueil dĂ©chaine le potentiel, permet l’imprĂ©vu, et rend possible la rencontre, les nouvelles propositions.
Depuis longtemps, c’est ce qui m’intéresse : la force passive.
Chercher/comprendre la fécondité de l’espace qui rend possible, qui propose, qui matérialise l’invitation à .
La force Ă©vidente et silencieuse du muret de 43 cm de haut, par exemple, quelque part dans un lieu oĂ¹ passent des gens, qui les invite Ă s’asseoir, qui accueille leurs fesses, sans mĂªme qu’ils s’en rendent compte.
J’aime beaucoup cette chorĂ©graphie du quotidien qui s’ajuste avec une simplicitĂ©.
Dans le livre, quelques photos. Voir tel crochet, telle pince fixĂ©e aux rondelles des Ă©tais d’Ă©chafaudage (le système modulaire choisi pour « construire » la MĂ©tavilla dans le pavillon français). Voir Ă quel point elles s’y prĂªtent et accueillent un usage, comme elles invitent et se dĂ©couvrent aptes Ă de nouvelles fonctions, aptes au dĂ©tournement.
Le dĂ©tournement n’a pas besoin d’Ăªtre dĂ©claratif, intempestif, il se fait par ajustement, par ingĂ©niositĂ© face au rĂ©el, face au besoin d’accrocher ça ou ça, lĂ , lĂ et lĂ (le premier titre de leur projet).
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