pauline sauveur

questionner les liens entre corps et espace(s)

En ces temps

… De confinement, au-delà du sentiment d’étrangeté, persistant, les fluctuations entre l’ultra-quotidien et la connexion mondiale, entre l’expérience intime de la restriction des déplacements, et ses expressions partagées, collectivement éprouvée, je vous/nous souhaite de trouver de nombreux fragments de raisonnements et de nombreuses échappées salutaires.

Recettes réalisées par des élèves, dans le cadre d'un projet mené dans un collège avec Laurent Herrou, écrivain - Photographies ©Pauline Sauveur

 

Je partage ce texte recopié du livre « En cuisine » du Studio Olafur Eliason

 

« L’institut für Raumexperiment est un système digestif complexe qui tente de chorégraphier les ressentis intérieurs, comme si le ressenti était un lieu, qu’il possédait une forme, qu’il était habitable, au même titre qu’un jardin ou un pavillon. L’expression « ressenti intérieur » a été choisi pour restituer le terme allemand Einfühlung, habituellement traduit par « empathie ». C’est une sorte de fourneau dans la cuisine du corps. Une façon de toucher. A l’école, nous plantons le contenu. Nous faisons la cuisine. Les expériences culinaires constituent l’un de nos modes d’action. Elles sont associées à des expériences pédagogiques plus larges, généralement sous le format de marathons de trois jours centrés sur un thème.

 

Notre recette préférée consiste à ne pas utiliser de recette. Nous nous en remettons à nos sensations. Comme l’a dit la scientifique et biologiste Donna Haraway, nous sommes des compagnons. Et la racine du mot, cum panis, signifie « avec du pain ». Nous rompons le pain ensemble. Nous mie-jotons ensemble. Être des compagnons n’est pas une chose passive. Ça nous nourrit. Nous devenons l’acte de manger. Manger des racines, même latines, fait partie de nous. Rompre le pain est devenu l’élément central du développement de l’institut. Manger ensemble est un acte chorégraphié qui permet ainsi à l’imprévu d’avoir lieu. Les dégustations font partie intégrante des enseignements. Le contenu est ensemencé, pas seulement distribué comme un repas tout prêt. Les expériences sont conçues de manière qu’en grandissant, des rameaux peuvent se dessiner. L’informel peut surgir. Rompre le pain ensemble aide les membres de l’institut à réfléchir à ce que nous nous servons les uns aux autres en termes d’apprentissages, de santé, de sentiments, d’idées, de critiques et d’art. Rompre le pain nous aide a expérimenter ensemble et à méditer sur nos goûts respectifs. Cela permet une similitude qui reflète bien nos différences.

 

Au fil des années, les cuisiniers ont participé à des expérimentations culinaires en lien avec des marathons. Ces collaborations sont autant de lignes qui se croisent sur la trajectoire du quotidien de l’institut et de la cuisine. Certaines sont nées des réflexions et des besoins de l’institut, des ateliers et des gens avec lesquels il entretient des perspectives plus larges par le biais du programme et du contenu de l’école. Les repas que nous préparons sont des spirales. Les lignes que nous sommes sont des courbes. Et les espaces que nous créons par chevauchements ne sont pas des territoires statiques, mais des relations spatiales qui font se déplacer des étudiants dans tout Berlin afin de se retrouver dans un institut au-dessus d’un studio d’art au-dessus et en dessous d’une cuisine. Nous réchauffons ces lieux en nous y déplaçant, une cuillérée de ceci, une tasse de cela – une multitude de pincées réunies dans un saladier.

 

Sur le chemin de la cuisine nous interagissons. Nous évoluons dans un studio où sont en cours différents paysages et projets, différentes œuvres et réalisations, des lampes, des pavillons, des immeubles, des amitiés, des frustrations et des expositions. Nous compilons ces impressions en un buffet de sensations et d’idées. Nos rythmes et nos réflexions sont émulsionnés par ces pratiques dans l’atelier et en cuisine. Un autre métabolisme est à l’œuvre dans ce travail, on rompt autre chose que le pain, on additionne d’autres éléments. S’asseoir à table autour de ces productions, c’est se placer dans un espace de choses présentes et en chemin. Être en chemin est donc un lieu de présence. Toute nourriture est un « en chemin » composé d’ingrédients, de microbes, d’amour, de mécanismes, de techniques, de traditions de choses qui sont en chemin pour devenir nous, en chemin pour retourner à la terre. Comment métaboliser un espace pour les idées, différences et préoccupations que nous avons en commun ? Comment métaboliser une œuvre d’art à partir d’un saladier d’idées en vue d’une pratique artistique ? Comment concocter une expérience pédagogique à partir d’un champ d’idées en développement ?

 

L’apprentissage est le procédé concernant ce que nous pourrions nous remémorer, ce que nous pourrions recomposer, et une école saine serait un jardin conscient d’être cultivé pour se composer lui-même. Nous sommes l’histoire qui compose l’histoire, la philosophie, les œuvres d’art. Composer, c’est d’abord décomposer. Pas nécessairement déconstruire, mais il faut de la chaleur, une collision qui brise et établit des liens, un coup d’éclat. Insuffler la chaleur entraine un tournoiement, l’air chaud monte l’air froid descend. C’est un cycle de convection, de la calotte glaciaire en train de fondre en Islande à l’eau qui bout dans la casserole. Tout acte de cuisine est un flux contrôlé d’énergie. Manger, c’est tout cela. Intégrer quelque chose à l’intérieur de nous, laisser le contact devenir nous. C’est de l’écologie. Cela nécessite d’avoir une éthique de dégustation. D’être des compagnons. Certains cycles sont lents, comme celui de la transformation des plantes en charbon, comme un marathon de trois jours sur le militantisme spatial. Certains sont rapides, comme la transformation de la lumière solaire en feuilles, comme l’échauffement ressenti quand on se fait remuer. Une plante est un lieu de rencontre entre la terre sombre et le ciel illuminé de photons. Une école, c’est la même chose : un lieu où l’on absorbe des choses, où on les retient et les laisse partir. Même si nous ne salivons pas en pensant à la nourriture, comme des études l’affirment, nous avons l’eau à la bouche, nous nous remuons les uns les autres en cuisine.« 

 

Cuisiner décomposer, école, art et métabolisme
Eric Ellingsen et Christina Werner, codirecteurs de l’institut für Raumexperimente
du livre : « En cuisine / studio Olafur Eliasson »
Page 82 – éditions Phaidon, 2016

 

 

Cookies au chorizo dans la cour et les abords de l'atelier - recette réalisée par des élèves, dans le cadre d'un projet mené dans un collège par Laurent Herrou, écrivain - Photographies ©Pauline Sauveur