pauline sauveur

questionner les liens entre corps et espace(s)

danse é-mouvante

Extrait du journal de résidence en forêt / Ce qui nous lie / Parenthèse – 2022

« (…)

Jeudi 3 mars
La guerre en Ukraine a commencé il y a une semaine, le 23 février 2022.

Un mercredi.

Ce jour qui reste pour moi, de façon indélébile, le jour des enfants, des vacances, de pas d’école parait encore plus absurde pour commencer les bombardements de dizaines de villes dans la nuit, à partir de trois heures du matin. Et l’horreur de cette phrase. Qui ne sait pas dire l’horreur des faits. La guerre en Europe.

Alors lire, écouter, regarder. En parler à deux, entre nous, de l’incompréhension et du danger, de la limite floue : le danger jusqu’où exactement ? Et de l’absurde sur le tragique, du climat qui se dérègle irrémédiablement et la guerre efface tout. De constater comme notre président pour commencer, comme à son habitude, ajoute une goutte de cynisme à cet océan, qui quand il parle de sécurité alimentaire, élémentaire, industrielle, énergétique et militaire ne prononce pas une seule fois le mot climat, pas une seule fois, deux jours à peine après la publication du rapport du GIEC ce 28 février 2022.

Je suis le lien vers une vidéo. De danse.

Un morceau de la Tanssin talo, hébergée à la Kaapelitehdas d’Helsinki, en Finlande, où j’ai aussi été en résidence en 2012. Et sans l’avoir prévu, être bouleversée, pleurer d’émotion.

C’est une réaction que j’ai chaque fois ou presque, et que j’oublie chaque fois. Une réaction physique, épidermique des yeux et des poumons. Quelque chose qui se serre et aspire à.

Une glissade, qui est le début, qui prend appui sur un plan légèrement incliné qui les projette au-devant de nous. Ils s’ébrouent jusqu’au milieu de la scène. Le mouvement des danseuses, des danseurs, leur langage sans mots. Avec cette sorte de danse sans la moindre manière, les mains, les pieds, le corps entier saute, s’élance, s’envole, littéralement s’envole au-dessus d’un corps au sol. Les mains, les bras de celle qui enserre, enlace, qui attrape. Les pieds, les mains, les bras de celui qui accueille le corps de l’autre, qui lui creuse un espace comme un nid, un abri d’air, qui lui crée son apesanteur, le ralenti, qui l’accompagne jusqu’à l’endormir au sol un instant les yeux clos.

C’est peut-être à cause de la peau nue, visible, en action. Ou peut-être est-ce à cause de l’appétit ? Je me dis que ce n’est ni de l’envie ni de la tristesse mais, oui, c’est un appétit viscéral. Je crois que c’est de l’ordre du manque mis sous mes yeux. Cette souplesse, cette impulsion intérieure matérialisée dehors, une épaule, une saccade et le corps s’appuie sur le dos de l’autre, ils s’accompagnent, se soutiennent s’enroulent, se déroulent, basculent et celui qui prend élan s’élance, dépasse l’obstacle qui n’en est plus un.

L’élasticité. La conjugaison d’un désir, la force de la demie foule, huit corps et le groupe existe. Dans un signal invisible, ils se dispersent et occupent toute la scène, marchent et penchent et se déplacent en désordre, au signal suivant, ils s’accordent dans un mouvement tout à coup exactement partagé, avec la même énergie et peut-être la même nonchalance, coordonnés en un seul grand corps actif où chacun a son autonomie, sa place, liés les uns aux autres.

C’est peut-être une nostalgie en train d’apparaitre, mon aspiration à l’harmonie joyeuse, à l’image de celle qui se compose devant moi.

C’est peut-être l’envol et l’apesanteur du corps dans son élément, fluide, liquide, avec une attention et une tension entre chacun qui s’autorégule, s’ajuste et évolue dans un mouvement ininterrompu, ce prolongement continu qui se succède à lui-même, qui comme le temps jamais ne s’arrête, qui nous prouve comme rien ne s’arrête ou comme tout se termine dans le même élan. Cette chorégraphie qui si pleinement décrit le manque que j’ai d’elle, que je suis en train d’avoir, puisque mon cerveau ne sait pas la retenir sauf de façon fragmentaire, incomplète, alors que c’est les gestes, la graphie des corps et la lumière toute entière que je voudrais tenir, contenir, boire, avide, garder en mémoire. Comme l’inverse d’un soupir, une aspiration. Pour absorber la force et la fragilité, tout ce qui se déroule et qui disparait aussi précipitamment que je le découvre.

C’est peut-être ce besoin immense immense, depuis toujours et d’autant plus depuis nos deux années immobiles au goût de frayeur et que dire de celle en cours ?

Deux par deux, les danseurs traversent le cercle de lumière qui apparait, qui à l’instant dessine une scène sur la scène, resserrée. Ils disparaissent dans l’ombre une fois le geste accompli. Silhouettes furtives autour, l’image bruisse du déplacement des autres à peine visibles avant qu’ils n’entrent dans le cercle éclairé.

Et comme pour chaque poème, chaque phrase unique d’une chanson unique et précieuse qui nous bouleverse, ce morceau nous raconte et nous montre ce qui nous constitue, nous désigne et nous représente, un à un, singulier, plus beaux, plus fragiles et avides, comme on l’est tous toujours dedans.

C’est peut-être ce qui explique le bouleversement. L’étrange déchirure qui opère, qui vient sans prévenir, toucher le sternum, le plexus solaire, là où ça respire, où ça pleure sans que je n’y puisse rien.

Et je souris même, quand je reconnais un sursaut joyeux, un geste qui s’amuse, là sous mes yeux, car aucune silhouette ne dit que c’est tragique.

Je pleure d’émotion sans calcul, le visage baigné, les joues le menton le cou et le haut du torse et ma chemise humide et je me mords la lèvre les yeux embués.

La danse comme une énergie évaporatrice, attirante.

Peut-être que je pleure de ne pas.

De ne pas savoir tomber comme ça, ne pas connaitre cette joie, ne pas maitriser cette nonchalante légèreté, d’où le travail semble avoir disparu. De reconnaitre l’électricité du corps du groupe qui se rejoint, qui se complète avec cette acceptation de l’un par l’autre, et par l’autre encore et par tous, qui se soutiennent, se retiennent, qui comptent sur l’ensemble sans faille, dans une langue faite de gestes. Comme une aspiration à une relation véritable et partagée, à une entente ancestrale et fantasmée, une confiance originelle.

Je suis persuadée qu’au-delà des histoires, des projets, des personnages et des lieux, j’écris et je photographie pour me relire. Pour me relier, retenir, dire et partager. Je me souviens très bien de cette inquiétude de perdre ma mémoire et mes souvenirs le jour où enfant, j’ai découvert le mot amnésie.

Je crois que quelques heures après que mon premier enfant soit né j’ai pu constater une brèche, tout à coup présente et tout autant solide et constitutive. Que des mains invisibles viennent parfois ouvrir à même mes côtes sans se soucier des vêtements de la peau qui les recouvrent. Une brèche ouverte, ouvrable, que je ne cherche ni à refermer ni à entretenir. Qui est. Parce que j’ai un enfant là, devant moi, en dehors de moi, maintenant, dans le monde, dans mes bras, qui un jour en descendra alors qu’à l’instant il est né et qu’à l’instant je le berce. Lui qui aujourd’hui me dépasse de deux têtes. Des enfants et l’amour est exactement inconditionnel.

C’est peut-être la matière même du lien, entre attente et appétit, entre force et fragilité. Peut-être ce lien invisible, initial, alors que j’attendais immobile, tout juste née, quelques heures quelques jours quelques semaines, que ma mère guérisse et revienne. Que la vie arrive plus entière, la vie déjà là mais saturée d’attente. Le désir plein, entièrement projeté vers quelque chose de plus qui arrivera, qui de fait est arrivé.

Peut-être est-ce par cette brèche robuste que s’invite et m’envahie la danse.

C’est peut-être de l’amour alors. Et je tressaille par surprise, chaque fois étonnée.
(…) »

A propos de « Gravity » création Jarkko Mandelin, musique Orchestra, 2022. Helsinki Dance Compagny / Helsinki City Theater / Tanssin Talo.  – visible sur Arte jusqu’au 14 août 2022.

Images issue de la vidéo, et photographies à la chaise ©Pauline Sauveur « les chaises sont des fenêtres comme les autres » 2022