pauline sauveur

questionner les liens entre corps et espace(s)

brise glace #1

« Manger, courir, jouer, lire, et s’ennuyer le reste du temps. Dans cet espace clos, éprouver la liberté qui m’est accordée d’aller et venir, d’emprunter mille fois les escaliers et les couloirs couverts de moquette, pour rejoindre les adultes ou m’en éloigner.

Et maintenant, il y a ce bruit, la nuit. Ce bruit unique et étonnant, sourd et irrégulier, mystérieux, qui fait vibrer les murs. J’ai six ou sept ans et j’écoute ce son continu, couchée dans le lit du bas des deux banquettes superposées d’une minuscule cabine. Personne ne s’en affole, aucun adulte n’est inquiet alors je ne m’inquiète pas non plus : j’attends des explications. Ma mère me dira qu’il s’agit de la glace. Tout ce bruit est dû aux morceaux qui flottent qui cognent et qui font sonner la coque du ferry parce que c’est l’hiver.

C’était une sensation, une résonance et une vibration. C’était le son d’un territoire aussi vaste que celui de la nuit, l’inconnu liquide sur lequel nous avancions.

* * *

Immobile, allongée sur le dos sur le pont, la peau du visage gelée. La lutte contre la glace, la bataille inlassable. Je sens la puissance de la machine à travers les vêtements chauds dans lesquels je me suis emmitouflée, jusque dans mes os, la sensation diffuse, d’une force nouvelle, infime et intérieure. Je suis tout à coup certaine d’avancer.
Infatigable et déterminée.

Un jour, j’ai commencé à chercher comment contacter un capitaine de brise-glace, pressée par ce rêve et par le souvenir de ce bruit la nuit, qui m’avait intrigué et bercé puisque ma mère m’avait rassurée.

J’ai mené l’enquête, j’ai entrepris des recherches, visionné les vidéos des sites officiels de la marine civile finlandaise. J’ai lu les pages sur l’histoire, la présentation de la flotte, les missions et les explications, et celles pratiques et mises à jour régulièrement, pour tout navire se déplaçant en hiver, regroupant les recommandations à suivre, en lien avec la météo. J’ai finalement envoyé une longue lettre aux services maritimes avec écrit sur l’enveloppe : pour quiconque connaitrait un capitaine de brise-glace.

Infructueuse.

Une semaine après avoir résumé toutes ces recherches avec ma mère, elle m’appelait. Il y avait bien cette photo de classe, celle de sa dernière année de lycée, qu’elle avait cherchée et retrouvée, et l’heureuse liste des prénoms et des noms de famille de tous les élèves notés au dos. Il y avait celui qui voulait sortir avec elle, qui voulait plus tard naviguer sur les mers. Il était solitaire et pas très bavard, un peu ours me dira-t-elle. Elle m’a dit : tu sais j’ai cherché et j’ai retrouvé sa trace, figure-toi qu’il travaille au service national de cartographie maritime. C’est tout simple pour le contacter, il y a le modèle des mails officiels sur le site, tiens, tu lui écriras de ma part. Et il a intérêt à se souvenir de moi ! Sinon je serais drôlement vexée, a-t-elle rajouté en riant.

Ce que j’ai fait.
Et puis rien.
(…) »