pauline sauveur

questionner les liens entre corps et espace(s)

brise glace #2

Mais un jour, un mail.

De celui qui supervise les cartes nécessaires aux navires. Il s’excuse, était grippé, n’a pas pu me répondre avant, en est vraiment désolé, m’indique qu’il a un ami de longue date, qui est capitaine de brise-glace, à qui il a d’ailleurs transmis ma demande.

Naturellement qu’il se rappelait de ma mère, de mon petit frère dans ses bras, de mon père, et de moi accrochée à sa jambe, du fait qu’il nous avait salués. Parce que j’avais reconnu ta mère, sur le pont du ferry, on ne s’était pas revus depuis le lycée. Ton père aimait beaucoup la photo il me semble ? Tu en fais aussi maintenant ? En tout cas, je me souviens qu’il faisait frais ce jour-là.

Et un autre jour, un appel.

Dans le jardin au soleil je tourne en rond, j’observe un à un les buissons sans les voir, le nez dans les feuilles, je parle au capitaine à l’autre bout fil. Je suis émue et un peu fébrile, avec cette envie d’avoir des détails sur ce qu’on ressent, ce qu’on entend, sur un brise-glace. J’ai beaucoup de questions. Est-ce qu’il y a une odeur d’huile ou de carburant si on sort sur le pont ? Quels sont les bruits ? Qu’est-ce qu’on perçoit ? Est-ce que ça bouge ? Est-ce que le plancher sur lequel on marche tremble ? Est-ce que le navire avance par à-coup ? Est-ce qu’on avance tout le temps ? Comment est la salle des machines ? Il me répond posément et parfaitement à côté, sur le nombre de vaisseaux de la flotte finlandaise, sur la taille des bâtiments et les missions qu’ils assurent dans la mer Baltique en hiver et à travers les océans du monde toute l’année, notamment en cas de marée noire.

L’année suivante j’ai pu le rencontrer et visiter l’un des cinq navires, en ville, à quai en maintenance d’automne, avant leur mise en fonction et leur départ en mission au début de l’hiver. En arrivant du centre-ville, je vois les grands navires qui dépassent, irréels, derrière les bâtiments du ministère des Affaires étrangères.

La rencontre fut étonnante comme l’est le personnage le sujet et la répétition intrinsèque de toute cette entreprise. J’ai pu lui poser toutes mes questions. Maintenant, il me fait visiter le navire si je viens à Helsinki à l’automne. Si je veux, un jour je pourrai voyager, monter à bord avec eux un hiver, puisqu’ils reçoivent parfois des invités, qu’il y a déjà eu un artiste, un photographe, un vidéaste. Je pourrais être accueillie et, il me l’a assuré, découvrir cette course contre la glace. La seule condition sera d’y venir en hélicoptère.

Il y a quatre hélices, deux à l’avant et deux à l’arrière. Cinq moteurs principaux et quatre moteurs secondaires de secours. On trouve aussi trois réserves transversales, à remplir d’eau de mer, qui forment trois tubes traversant le bateau dans sa largeur. S’il est bloqué par la glace, les réserves sont remplies d’eau, balancée d’un côté l’autre à l’aide de puissantes pompes. L’effet de balancier finit toujours par dégager le navire de la prise de la glace. Mais même comme ça, il arrive que le bateau ne cille pas lors des premiers coups de boutoir. Puis il se secoue assez brutalement. Les trois pompes fonctionnent en même temps. Oui, régulièrement, on s’en sert au moins une fois chaque hiver.

Non, le bateau ne fonce pas face à la glace. En fait, il prend appui sur elle, il force, surplombe, il avance et elle plie. Le pire ennemi ce n’est pas la glace finalement mais le vent, qui agglutine les blocs entre eux ou contre la coque et qui se ressoudent avec le froid.
(…)