pauline sauveur

questionner les liens entre corps et espace(s)

brise glace #3

« (…)

Avant, il y avait un atelier pour l’hélicoptère qui inspectait les alentours, indispensable pour évaluer les options qui s’offraient à nous et décider du trajet. Maintenant tout se fait à partir des images satellites. Depuis, dans le local, on a installé un système de retraitement des eaux. Tout évolue.

Il y avait également une personne spécifiquement chargée de régler la tension des câbles de remorquage. Aujourd’hui, la commande est couplée à celle des turbines. C’est donc le capitaine qui s’en occupe. C’est lui également qui prend le commandement du bateau remorqué et qui décide comment régler sa vitesse, avec quel moteur. Le brise-glace ne peut en tracter qu’un seul mais il libère le passage pour les plus proches qui suivent derrière. Les six heures au poste passent généralement très vite étant donné la concentration nécessaire. Le second capitaine, lui, supervise plus loin, avec les autres bateaux, le trafic, le temps, la stratégie. Je fais dix jours à un poste, dix jours à l’autre puis j’ai dix jours de repos. Avec l’équipage de pilotage, on fait les quarts, six heures au poste, six heures libres pour lire, manger, jouer aux cartes, sauna et dormir.

Au niveau des sensations, il y a continuellement le bruit des morceaux de glace qui cognent sur la coque. C’est permanent, irrégulier et assez rapide, tout tremble, tout le temps, comme dans un vieux train ou une carriole sur un chemin plein de pierres. La nuit, c’est comme si quelqu’un essayait sans arrêt de vous réveiller en vous secouant légèrement. Les premières nuits, je dors sur la petite banquette du bureau plutôt que dans le lit de la cabine, parce que le matelas est plus souple, mais généralement au bout de quelques jours, on dort n’importe où vu la fatigue.

La première visite fut complète et méthodique, commençant par le réfectoire où nous venions de prendre un thé avec des tartines de pain de seigle fermenté, doux et sucré.

Je découvre les cuisines entièrement en inox, les cabines, la piscine qui ne fonctionne plus – pas suffisamment de personnels pour que ça en vaille la peine – je m’arrête à chaque pas pour prendre en photo les reflets, la mécanique, les circuits, l’enfilade des portes, les escaliers en métal ajouré qui résonnent, les canaux de sauvetage, les inscriptions, les angles, les couleurs et le bouton d’alarme avec sa pin-up scotchée juste à côté. On traverse chaque espace, l’atelier de chaudronnerie et celui pour le bois, qui ne sert quasiment plus, la salle des machines, les réservoirs ouverts et révisés de l’intérieur, le local électrique, le pont, les passerelles.
La vue s’ouvre, au fur et à mesure de notre ascension dans le bâtiment au-dessus de l’eau. La vue sur la ville et les lumières du soir.

Silencieux devant son écran d’ordinateur sur lequel il m’a montré des images et des vidéos prises depuis le bateau. Après vingt-sept ans, il reste étonné et émerveillé par la beauté de la neige et de la glace, celle des paysages changeant, celle de la lumière et celle du métier que c’est, cette opération à renouveler, impressionnante, paradoxale, à la fois vitale et sans fin.

Il me propose alors un cognac, comme on le ferait à un ami avec qui on aurait pêché toute la journée jusqu’à la tombée de la nuit. Puis on est ressorti sur le pont et j’ai pris quelques photographies encore. J’ai eu peur de tomber de mon vélo alors j’ai dit non merci au cognac.
C’est idiot oui.
Et je suis partie dans la nuit. »